Après la « révolution marginaliste » qui avait pris des allures fort différentes dans les œuvres de Jevons, Walras et Menger, il fallait sans doute le talent pédagogique d’Alfred Marshall pour proposer un schéma d’exposition simple des principes de la science économique. Marshall a voulu remettre de l’ordre dans les idées après le bouillonnement intellectuel de la fin du XIXème siècle et il y a réussi. Les grands théorèmes de « l’école de Cambridge » (où il a enseigné pendant plus de vingt ans) ont été repris (pour être acceptés, ou complétés, ou critiqués) par tous les grands « néo-classiques » du XXème siècle, aussi bien Keynes et ses disciples que les membres de « l’école de Chicago », dont le plus célèbre aura été Milton Friedman.
Les prix équilibrent offres et demandes
L’habileté de Marshall a été de concilier deux approches de la valeur apparemment contradictoires : celle de Ricardo et Marx qui liaient la valeur au coût du travail, celle des marginalistes qui privilégiaient l’utilité des produits. La vérité est toute simple, dit Marshall : les coûts c’est l’affaire des producteurs, c’est la courbe d’offre, l’utilité c’est l’affaire des consommateurs, c’est la courbe de la demande. Quand les deux courbes se croisent, on est à l’équilibre, le marché peut être conclu : c’est le prix. En dessous du prix d’équilibre, il y a des pénuries (pas assez d’offres pour satisfaire les acheteurs), en dessus des excédents (les acheteurs trouvent que c’est trop cher). « Se demander si c’est l’offre ou la demande qui guide l’équilibre revient à se demander quelle est dans une paire de ciseaux celle des deux lames qui coupe ».
L’équilibre de courte période
Cette présentation est pourtant une simplification abusive de la vie économique. Elle suppose qu’en un moment donné les prix s’imposent à tous les participants au marché, alors qu’en réalité il y a autant de réactions que d’individus. Toutes les entreprises n’ont pas les mêmes courbes de coûts ni tous les acheteurs les mêmes courbes d’utilité. Tout élément de subjectivité, toute erreur d’appréciation ou d’information est exclue. Mais, explique Marshall, cela est vrai en « courte période », un espace de temps pendant lequel les acteurs économiques n’ont pas la possibilité de modifier leurs plans. Par exemple, la courte période est celle où les investissements et les innovations des entreprises ne sont pas pris en considération. Les équipements sont fixes, et la seule possibilité pour l’entreprise est, comme dira Keynes, « d’affecter des doses variables de travail à un stock donné de capital » : tous les changements se ramènent à augmenter ou diminuer les emplois. En foi de quoi beaucoup de gens sont aujourd’hui persuadés que « la crise » se traduit par priorité par du chômage et que « le travail » est la variable d’ajustement. Ce n’est pas ce que voulait dire Marshall, qui n’aimait pas la démagogie syndicale, mais son cadre analytique permet une telle interprétation. En courte période, la « fonction de production » est donnée, c'est-à-dire que le dosage capital-travail estconstant.
L’équilibre dynamique à travers la concurrence
Marshall a une autre vue de l’évolution de l’économie à plus long terme. Il estime en effet que le jeu de la concurrence est de nature à produire un alignement de toutes les entreprises sur les mêmes courbes de coûts, sur les mêmes fonctions de production. De ce point de vue, il repousse les détracteurs du marché car il fait confiance aux entrepreneurs pour abaisser progressivement les coûts, donc les prix. Mais il laisse de côté la grande idée de Menger et des Autrichiens : le marché est un processus de découverte ; à travers les prix et les profits, il délivre des informations qui permettent de réaffecter en permanence les efforts productifs en fonction des besoins ressentis par les acheteurs. Le marché n’est donc jamais équilibre, il n’est que coordination et adaptation. C’est pourtant l’obsession de l’équilibre qui va habiter l’esprit des néo-classiques tout au long du XXème siècle : de Hicks ou Samuelson à Nash ou Aumann le fonctionnement de l’économie sera vu comme le résultat d’une logique implacable (même si elle s’accommode d’une certaine dose d’incertitude), et il sera fait peu de cas des institutions et des comportements individuels, même si Marshall aimait à répéter que « l’économiste doit se préoccuper des fins dernières de l’homme ».
Publié en collaboration avec http://www.libres.org