La nécessaire autonomie des universités

« Ce n'est pas à l'Université que se fait la révolution. » Jean Guéhenno

« L'Université développe tous les dons de l'homme, entre autres la bêtise. » Anton Tchekhov

 


 

En guise d'introduction :

Nombreux sont les Ivoiriens qui ont fait leurs études supérieures dans les meilleures universités d'Amérique, d'Europe et d'Asie, et dont la plupart n'apprendront rien de nouveau dans ce qui suit, même s'il peut leur être reproché de n'avoir rien fait pour que leurs expériences profitent durablement à la mère patrie. L'Université de Côte d'Ivoire est restée sensiblement la même, dans ses structures et ses enseignements, depuis les années soixante, et est aujourd'hui, de l'avis de tous, en état avancé de déliquescence, depuis les années quatre-vingt dix . La raison ayant été bannie de tout argument politique et de toute simple discussion en Côte d'Ivoire, l'Université est elle aussi ravagée par le fanatisme et la violence. Nous n'envisageons pas ici de reprendre une polémique qui suscite les passions, mais de fournir plutôt des indications de bonnes pratiques en matière de gestion administrative et universitaire. 1. Qu'est-ce que l'université ?

Du latin universitas, le mot université signifiait autrefois « compagnie » ou «corporation », celle d'un « corps de maîtres », établi par autorité publique, jouissant de grands privilèges et ayant pour objet l'enseignement de la théologie, du droit, de la médecine et des sept arts, que sont la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique (Voir le Littré). Ce mot provient également de deux mots latins, unus, « un », et vertere, « tourner », qui renvoient aux mots « univers » et « universel », renfermant à la fois l'idée de « totalité » et « d'unité » pour signifier littéralement « tourné vers l'unité ». Ainsi, dans sa désignation ancienne de Studium Generale, ou « Ecole d'apprentissage universel », l'université est l'une des institutions les plus complexes jamais conçues, dont l'objectif est de cultiver la faculté la plus élevée de l'esprit humain : l'intellect. Dans son sens le plus usuel aujourd'hui, le mot université désigne une institution de haut savoir.

L'idée fondatrice de ce qu'est une université, est celle d'une institution d'enseignement supérieur et de recherche, animée par une communauté de chercheurs ayant un haut degré d'autonomie et de liberté intellectuelle. C'est pourquoi la recherche et l'enseignement basé sur la recherche sont les fonctions essentielles de l'université. Le but de la formation intellectuelle est la recherche de la vérité au moyen de la discipline de l'esprit ; c'est-à-dire, la capacité de concentrer ses facultés mentales et de les faire valoir, parce que la vérité - seule et seulement la vérité - est l'objet propre de l'intellect (John Henry Newman, 1854) . Une telle démarche intellectuelle consiste à développer à la fois les capacités d'analyse et de synthèse et donc la capacité de comprendre le fondement d'une proposition donnée, de réfléchir par soi-même et de faire une contribution originale à la connaissance, puis de développer une perspective interdisciplinaire de cette connaissance.

Une université est donc, par essence, un lieu de communication et de circulation de la pensée et de la créativité, pour l'éducation et la formation de l'homme tout entier. Socrate, dans ses dialogues, et à travers la méthode du questionnement, formait ses étudiants à l'art d'utiliser la raison et l'imagination créatrice pour comprendre les concepts de justice et l'importance des valeurs éthiques. La question fondamentale de cette contribution n'est pas de savoir ce qu'est une université, mais pourquoi celle-ci existe ? À quoi sert-elle ?

2. Pourquoi l'Université ?

Une université ne se définit ni par son campus - la « joliesse » de ses bâtiments, de ses clôtures et de ses pelouses - ni par le nombre de cours qu'elle offre ou même par la recherche que les enseignants y effectuent, mais par la pertinence de son enseignement et de ce que les étudiants en tirent.  Si elle a été pendant un certain temps dédiée à former les étudiants à réfléchir au sens de la vie, et comment ils doivent vivre leur vie, l'université a aussi voulu répondre aux attentes du contribuable, des parents, des employeurs et de l'Etat, en préparant les plus jeunes à prendre la relève dans les usines, les centres de recherche, les hôpitaux, les bureaux, les écoles et les administrations, celle de former des citoyens productifs et responsables. Les universités modernes sont donc non seulement des temples du savoir, mais aussi des moteurs de la croissance économique. Et pour répondre aux attentes de la société, l'université a dû se fixer des objectifs. Ainsi, la Commission Dearing (Commission nationale d'enquête sur l'enseignement supérieur, 1997 au Royaume Uni), par exemple, a défini quatre objectifs à la mission de l'université : l'enseignement, la recherche, l'engagement communautaire, et le contrat social. Dans le même ordre d'idées, le Prix Nobel, Friedrich Hayek, souhaitait que les institutions sociales, telles que les universités, s'emploient à accroître la liberté en renforçant la société civile (syndicats, associations professionnelles, partis politiques, confessions religieuses et groupes d'affaires), non seulement pour satisfaire les besoins de leurs membres, mais aussi pour servir de contrepoids essentiel au pouvoir de l'Etat. Equilibre d'autant plus nécessaire que la liberté « fout le camp », quand l'Etat devient tout puissant.

Mais une société civile forte suppose des fondations solides en matière d'éducation parce que, comme le dirait Épictète, philosophe stoïcien du 1er siècle, « les personnes éduquées sont les seules à être libres ». En effet, seules les personnes éduquées ont davantage tendance à voter, à faire la charité, et à faire du bénévolat.

Les peuples civilisés souhaitent et s'organisent pour avoir une économie prospère, parce qu'ils veulent investir dans l'éducation dont dépend leur liberté. Dans une « société démocratique, civilisée et inclusive » tous les citoyens devraient avoir la possibilité de réaliser leur plein potentiel. Et ce, non pas seulement pour ceux qui auront reçu une éducation digne de ce nom, mais aussi pour le reste des citoyens d'une Nation, parce que les citoyens éduqués aident à renforcer la société civile (voir aussi Schwartz, 2008) . 3. De l'administration universitaire : Gouvernance et autonomie

Pour comprendre le fondement de l'administration universitaire, il faut revenir aux missions de l'université mentionnées ci-dessus : l'enseignement, la recherche, l'engagement communautaire, et le contrat social. De son modèle classique, quand elle était une institution féodale (un modèle qui a duré du 13ème au 19ème siècle) financée par des donations ou des dotations privées de riches et de l'église, à son modèle actuel qui lui est axé sur la recherche (modèle de Humboldt), une résultante des subsides des gouvernements qui ont voulu en faire le vivier de la révolution scientifique et industrielle et de l'Etat « guerrier », l'administration universitaire a toujours été fondée sur un principe d'autogestion collégiale, un système décentralisé de responsabilité et d'organisation impliquant directement le personnel enseignant et les étudiants.

En d'autres termes, à l'exception de quelques postes clés confiés des professionnels (ex.; registraires, comptables, chefs, libraires, bibliothécaires, conseillers, médecins et infirmiers, psychiatres, informaticiens, entraîneurs et managers des équipes sportives, etc.), le monde universitaire est entièrement géré par les enseignants et les étudiants, donnant ainsi l'occasion à ces derniers d'acquérir une expérience utile au monde du travail. En effet, que ce soit aux guichets des informations, des inscriptions, de la bibliothèque, de la librairie, ou aux comptoirs de service du restaurant universitaire, ce sont des étudiants qui, pendant leurs heures creuses et contre rémunération, servent les autres étudiants. Ce sont des étudiants qui, à partir d'un certain niveau d'études (titulaires de Masters, doctorants), sont recrutés comme assistants de recherche et d'enseignement, pour acquérir de l'expérience dans ces domaines. Ce sont eux qui, lors des préinscriptions, sont au devant de la scène, avec le soutien des enseignants, pour informer les futurs étudiants sur les programmes et cursus universitaires possibles. Voici satisfaites dans une certaine mesure la formation aux missions d'enseignement, de recherche, d'engagement communautaire et de contrat social au sein même de l'institution universitaire, missions qui seront ensuite logiquement déployées dans le reste de la société.

Ce mode de gouvernance suppose et nécessite une certaine autonomie (autonomie par rapport au gouvernement ou par rapport aux intérêts privés, et autonomie par rapport aux forces du marché), même si celle-ci doit être négociée de temps en temps avec les donateurs de subsides (privés ou publics). C'est cela aujourd'hui le défi auquel font face la plupart des universités du monde, celui de trouver un juste milieu entre leur autonomie et la reddition des comptes raisonnable pour les financements reçus.

Pour garantir la qualité de ses enseignements et de sa recherche, l'université se dote d'un système législatif bicaméral, composé d'un Conseil d'administration (University Senate) qui lui confère un contrôle sur sa politique d'enseignement et de recherche, et d'un Conseil supérieur ou Conseil des gouverneurs (Board of Governors). Le Conseil d'administration est une émanation directe de l'université en dehors duquel aucune autre structure ni aucune autre personne ne peut déterminer les matières à enseigner, ceux qui sont autorisés à les enseigner et comment les enseigner. En outre, les enseignants et les étudiants sont représentés dans le Conseil d'administration, aux côtés des doyens et autres responsables de l'administration (vice-recteurs, etc.). Le Conseil des gouverneurs qui est composé en majorité de personnes désignées par le gouvernement, contrôle le budget de l'université, particulièrement la transparence de l'utilisation des fonds publics alloués à celle-ci, ainsi que ses actifs immobiliers et matériels. Le pouvoir du Conseil des gouverneurs est clairement circonscrit pour garantir l'autonomie de l'université et éviter des blocages entre ces deux structures. En outre, l'administration universitaire, sous la direction du président de l'université, est la passerelle entre ces deux institutions de gouvernance. Financer une certaine partie des opérations de l'université ne veut surtout pas dire en contrôler l'administration, la gestion au quotidien et les programmes d'enseignement... ainsi, les questions de frais d'inscription à l'université, de recrutement ou de désignation des doyens de faculté  et des chefs de départements par exemple, relèvent uniquement de la compétence du Conseil d'administration de l'université. Seul le président de l'université est nommé par le Conseil des gouverneurs, mais seulement après consultation avec le Conseil d'administration de l'université.

Un aspect de cette gouvernance qui nous aura le plus marqué est celui du service chargé de la gestion et de l'administration des anciens étudiants (Alumni en anglais). Ce service répertorie, localise et intéresse ces anciens étudiants à la vie de l'université et les associe à diverses activités, tels que les contributions annuelles, les legs, les dons d'ouvrages, les stages en entreprises et les recrutements, les conférences, les orientations professionnelles, le bénévolat, etc. 4. Du contrat social : Pourquoi l'université ?

Les préjugés classiques à l'encontre des universitaires ivoiriens sont qu'ils ne montrent aucune motivation au travail et passent leur temps, sinon à « se distribuer » les étudiantes, à cumuler les emplois dans le secteur privé. En conséquence à cette course effrénée à l'argent, nombreux sont ceux d'entre eux qui n'ont pas assisté à un seul séminaire ou publié un seul article scientifique depuis des années. Certains « sont dans la nature », n'assurent aucun enseignement, et se contentent de toucher leur salaire à la fin du mois. Aucune véritable évaluation de leur performance par les étudiants ou de revue par les paires n'est faite, ni à l'interne ni à l'externe. Ils répondront, et ils n'auront que raison, en disant que les conditions matérielles et incitatives de l'exécution de leurs tâches sont loin d'être réunies (amphis, bureaux, ordinateurs, salles de TD et de TP, projecteurs, micros, photocopieuses, téléphones, toilettes et... incitation salariale !).

Et pourtant, la responsabilité, la transparence et la redevabilité sont les maîtres mots de la vie académique. Aucun gouvernement ne s'immiscerait dans la gestion et l'administration de l'université, si celle-ci mettait en place des mesures internes transparentes de reddition de comptes basées sur de solides systèmes de gestion de la performance des enseignants et des employés. Et aucun universitaire digne de ce nom ne devrait trouver à redire sur un tel principe. Ces mesures doivent inclure, dans le principe et dans la pratique, un système de supervision interne du personnel enseignant, d'examen par les paires de l'enseignement et de la recherche (nombre d'heures de cours et d'administration, nombre d'articles publiés ou en préparation) et, surtout, d'évaluation par les étudiants de la forme et de la teneur des enseignements qu'ils reçoivent, des rapports entre enseignants et apprenants ; accompagnées d'un processus d'audit et d'évaluation externe sur une base régulière (tous les 5 ans, par exemple) de chaque faculté et département, avec des indicateurs de performance clairs. Les rapports de ces deux types d'évaluation sont transmis à la fois au Conseil d'administration et au Conseil des gouverneurs avec des recommandations précises sur les défaillances constatées et les améliorations envisagées.

Une université digne de ce nom doit pouvoir démontrer, non pas seulement le nombre d'étudiants diplômés, mais aussi le retour sur son investissement, par le nombre de ceux d'entre eux qui trouvent des emplois, par la commercialisation de sa propriété intellectuelle, (création de patentes, d'obtention de brevets et de licences), par le nombre de partenariats avec des entreprises ou de création d'entreprises issues de la recherche, par les revenus provenant de cette recherche (consultances, etc.). C'est cela qui participe de la réputation d'une université et de sa promotion ; et toute bonne université ne peut qu'embrasser cette approche avec enthousiasme.

Conclusion :
Quand les hommes veulent être vraiment sérieux au sujet de l'éducation, ils se fixent un objectif précis, clair, ambitieux, et font recours à l'humble initiation du disciple. L'université ivoirienne doit s'employer à mettre en place des procédures et des processus institutionnels permettant d'atteindre des normes  internationales, de développer des curricula qui forment les étudiants à l'apprécier du sens de leur liberté et de celle des autres, et à comprendre comment la démocratie fonctionne. Elle ne ressuscitera de ses cendres pour remplir à nouveau sa fonction fondamentale qu'en s'attelant à offrir une bonne éducation aux jeunes générations, à leur inculquer de bonnes valeurs en donnant l'exemple de l'excellence et du travail bien fait, à les nourrir au sein de la raison et de l'humanité, à leur apprendre à se prendre en charge intellectuellement et à refuser de suivre les sophistes du monde politique, sirènes de la division et de la haine, nouveaux maîtres de la violence gratuite. À la question de savoir ce qu'il faut exiger "d'une nation, d'un siècle, du genre humain", Wilhem von Humboldt (GS, I, p. 284), père des universités modernes et fondateur de l'Université de Berlin en 1810,  répondait : « l'Éducation, la Vérité et la Vertu », parce que c'est à travers elles que le concept  "d'humanité" prendra en chaque individu toute sa grandeur et toute sa dignité ». Que peuvent nos enfants exiger de la Nation ivoirienne ?

Par Paulin G. Djité, Ph.D., NAATI III, Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques

Article initialement publié par Fraternité Matin sous le titre : De rêves et d'arcs-en-ciel : Expériences d'ici et d'ailleurs.

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