
Si l’on regarde le continent africain, on constate que le droit à la propriété foncière y est bien ambigu. D’un côté le droit positif tente d’« apprivoiser » la propriété au sens occidental du terme alors que le droit coutumier préfère la propriété collective réduite à l’usage. Si l’on prend l’exemple de la Côte d’Ivoire, on constate qu’à peine 4% des terres y sont formalisées. La coutume régit donc encore 96% des terres rurales. Selon le rapport du think tank indépendant Audace Institut Afrique, "Comment réinventer le foncier rural en Côte d’Ivoire ?", l’Afrique renferme environ 3 milliards d’hectares de terre du domaine foncier rural dont 69,5% c'est-à-dire plus de 2 milliards d’hectares relèvent du domaine foncier coutumier. Peut-on nier les traditions des peuples autochtones dans un tel contexte ?
Rappelons que les peuples autochtones sont : « les peuples des pays indépendants qui sont considérés comme autochtones parce qu’ils descendent des populations qui habitaient le territoire, ou une région géographique à laquelle le pays appartient, au moment de la conquête ou de la colonisation ou de l’établissement des actuelles frontières de l’Etat, quel que soit leur statut légal et qui conservent tous –ou quelques uns d’entres eux- leurs propres institutions sociales, économiques, culturelles et politiques »[1]. Ainsi à travers cette définition, il ressort deux éléments essentiels caractérisant un peuple autochtone : l’antériorité à la colonisation de la présence de ce peuple sur le territoire du pays et la conservation de tout ou partie de ses propres institutions sociales, économiques, culturelles et politiques.
Dès lors, pour reprendre l’exemple de la Côte d’Ivoire, peut-on considérer les peuples ou ethnies du pays comme des peuples autochtones ? La réponse ne peut qu’être positive dans la mesure où, d’une part, ces ethnies sont installées sur le territoire de la Côte d’Ivoire depuis la période précoloniale, elles préexistent à l’Etat de Côte d’Ivoire institué seulement en 1960. D’autre part, en zone rurale, elles ont conservé leurs institutions sociales, économiques, culturelles et politiques qui coexistent avec les institutions sociales, économiques, culturelles et politiques de l’Etat.
En poussant la réflexion, si l’on peut reconnaitre aux différents groupes ethniques de Côte d’Ivoire le caractère de peuples autochtones, ils entrent donc dans le champ d’application de l’article 17 de la DUDH, mais également dans celui de l’article 11 de la convention (n°107) relative aux populations aborigènes et tribales de 1957 et de celui de l’article 14 de la convention (n°169) de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux de 1989 qui fixe comme principe que: «1 Les droits de propriété et de possession sur les terres qu'ils occupent traditionnellement doivent être reconnus aux peuples intéressés (…). 2 Les gouvernements doivent autant que de besoin prendre des mesures pour identifier les terres que les peuples intéressés occupent traditionnellement et pour garantir la protection effective de leurs droits de propriété et de possession. 3 Des procédures adéquates doivent être instituées dans le cadre du système juridique national en vue de trancher les revendications relatives à des terres émanant des peuples intéressés ». Le gouvernement présente la loi n° 98-750 du 23 décembre 1998 relative au domaine foncier rural comme étant une loi visant à reconnaitre les droits coutumiers détenus par les populations sur le domaine coutumier.
Or, les différences de conception entre la propriété prônée par cette loi et les systèmes coutumiers sont énormes. L’esprit de cette loi repose sur le système Torrens, très colonial, utilisé en 1858 en Australie par les britanniques pour écarter radicalement les aborigènes de leurs terres en effaçant leur droit d’occupation. Elle est donc contraire aux différents textes internationaux précités visant à protéger les droits des autochtones. Outre le changement de champ juridique, le système d’immatriculation mis en place, visant à transformer à terme les droits coutumiers en droit de propriété privée, est une procédure extrêmement complexe et onéreuse excluant des populations rurales fragiles. De plus, le délai de 10 ans qui leur est accordé pour procéder à cette mutation menace leur terre de tomber dans la catégorie des terres dites « sans maîtres » survivance d’une catégorie de terre créée durant la colonisation par l’administration coloniale pour arracher aux populations indigènes leurs terres.
Cette loi vise donc, à terme, à faire disparaitre la propriété collective/familiale qui est pourtant une des caractéristiques essentielles des différentes cultures des peuples autochtones. L’étape ultime de l’immatriculation qui est le titre foncier ne pouvant être qu’individuel est porteuse de litiges et conflits au sein des populations qui ont de tout temps eu à gérer familialement leurs terres.
Ainsi, compte tenu de la lenteur d’application de la loi de 98, en vue de gérer une période de transition vers l’immatriculation des terres, il serait urgent de reconnaitre les droits des autochtones. Même si la Côte d’Ivoire n’a pas ratifié les conventions internationales en la matière, il faudrait dans le contexte allier le modernisme et la tradition en aidant les communautés villageoises à organiser leur espace à travers des registres fonciers communautaires et l’utilisation de contrats clairs et modernes épousant les réalités coutumières. Les nouvelles technologies sont là pour donner de la crédibilité à la gouvernance locale de la terre. Les traditions sont dans l’espace ivoirien et africain en général, une richesse qu’il serait dommage de ne pas exploiter alors qu’elles peuvent être un outil extraordinaire de cohésion sociale et de création de richesse. Il faut oser, comme l’a fait le Japon en son temps, émerger sans perdre sa culture. Dignité, cohésion sociale, sécurité foncière et création de richesse en découleront.
Mickael Eloge Guey, étudiant en droit.
[1] Rapport de la commission d’expert de l’OIT pour l’application des conventions et recommandations 2005, in Musafari P., Droit foncier des peuples autochtones et le droit international : Cas des peuples de la forêt « pygmées » de la RDC, Berne, Stämpflieditions SA, 2007, p. 64.