Un bon cadre institutionnel crée une richesse durable pour tous

Interview de Saran Kebet-Koulibaly, spécialiste de la finance et du secteur privé, membre du conseil d’orientation stratégique d’Audace Institut Afrique 1.  La Côte d’Ivoire a un taux de croissance proche de 10% et pourtant, dans les rues, les populations grognent car la vie est de plus en plus difficile. Comment expliquez-vous que cette croissance ne crée pas de recul de la pauvreté au sein des populations ?

Il faut d’abord mettre cette forte progression en perspective. En effet, cette croissance à deux chiffres s’explique en partie du fait du redécollage de l’économie après une activité économique contractée au sortir de la crise qu’a connue le pays. Ensuite, il faut noter que le choix des activités de reprise économique n’est pas de nature à créer de l’emploi dans l’immédiat. Or avoir un emploi stable correctement rémunéré est la meilleure chance pour tout un chacun de se sortir de la pauvreté. Les dirigeants ivoiriens ont misé sur des projets d’infrastructures qui n’auront un effet sur l’activité économique que dans un futur plus lointain et cela en supposant qu’ils aient été structurés pour privilégier les retombées pour les entreprises locales à travers des contrats de sous-traitance, particulièrement pour les PME, génératrices d’emploi. Il est par exemple bien connu que lorsque des entreprises chinoises sont adjudicatrices de gros ouvrages d’infrastructures, elles préfèrent généralement non seulement travailler avec leur propre réseau de sous-traitants mais importer leurs ouvriers sur les chantiers. En outre, même lorsque les PME ivoiriennes bénéficient de contrats, encore faut-il qu’elles soient effectivement payées dans des délais raisonnables afin d’assumer pleinement leur rôle. Le niveau très élevé de la dette intérieure de l’économie ivoirienne semble indiquer que le gouvernement ne se soit pas encore attelé à la résolution de l’équation de l’emploi et par conséquent de la création d’opportunités économiques pour la majorité des Ivoiriens. Par conséquent, une fois que ces projets arriveront à maturité, il est possible que les retombées économiques qui leur sont associés profitent de façon disproportionnée à un petit groupe de privilégiés ou d’« Insiders », pendant que de nombreux Ivoiriens restent privés d’un droit fondamental : celui de travailler. 2.  En tant que spécialiste du secteur privé, vous devez voir d’un bon œil la création d’un Tribunal de commerce en Côte d’Ivoire ainsi que la création d’un guichet unique qui permet de créer une entreprise en moins de 3 jours. Quelles sont selon vous les autres mesures qui pourraient stimuler le secteur privé? La création d’un tribunal de commerce est un pas dans la bonne direction pour rassurer les investisseurs privés qu’ils soient nationaux ou étrangers car il est important de régler les litiges commerciaux de façon impartiale. Mais, un tel tribunal, en supposant  qu’il fonctionne  parfaitement, n’est pas une fin en soi, mais une pièce d’un dispositif institutionnel dont la finalité est de créer un environnement ou les Ivoiriens sont libres d’entreprendre et jouissent des mêmes chances face aux opportunités économiques compte tenu de leurs talents et de leurs aptitudes naturelles. Un cadre institutionnel qui permettrait à tout un chacun d’obtenir un job ou d’entreprendre l’activité de son choix sans avoir à recourir à des relations bien placées au sein de l’administration et du gouvernement c’est ce que nous devons nous employer à créer. Malheureusement notre pays souffre d’un cadre institutionnel mal défini où les règles du jeu sont opaques et pas de nature à encourager la concurrence mais au contraire conçues pour étouffer l’émergence des acteurs économiques les plus capables et les mieux qualifiés. Le pays n’est pas ouvert sur le marché malgré les propos que l’on peut tenir sur notre régime libéral. Concernant la  création d’un guichet unique, il faut savoir qu’il ne suffit pas de créer une entreprise en 2 ou 3 jours. C’est certes une bonne mesure mais le plus important pour stimuler l’entrepreneuriat est que les règles du jeu soient claires et transparentes. En effet, les déterminants d’une croissance solide et durable qui s’accompagnent d’un recul de la pauvreté restent l’ensemble des dispositions institutionnelles qui régissent le fonctionnement des sociétés humaines, car elles ont un impact direct sur leur capacité à créer la  richesse et améliorer les conditions de vie du citoyen lambda. Aux Etats-Unis ou à Singapour, par exemple, les institutions et les règles donnent des chances à tout un chacun (accès à l’information et à des ressources humaines de qualité, ouverture des marchés, fourniture d’électricité abordable, etc.). En Côte d’Ivoire, ces conditions ne sont pas réunies. La qualité de la croissance économique laisse à désirer. Il est difficile d’entrevoir dans ces conditions l’émergence d’une classe moyenne. La sécurité, qu’elle soit physique ou juridique, reste un grand chantier. Les règles sont diffuses et confuses, fixées à la tête du client. Le manque de clarté dans les normes ne va pas dans le sens du soutien de l’entreprise. Notons également que l’accès aux financements est compliqué. Le secteur financier est peu et mal développé. Le problème de la corruption institutionnalisée reste central et démotivant. Un environnement des affaires doit être simple pour attirer tous les talents qui en entreprenant librement créent de la richesse. La corruption est une gangrène pour l’économie parce qu’elle crée non seulement une perte de ressources financières mais aussi  un énorme coût d’opportunité pour la société. 3.  On observe les avions d’investisseurs venir en Côte d’Ivoire pour évaluer l’environnement, cependant peu d’entre eux se décident à investir. Comment expliquez-vous cette réticence ? Ils ne sont sans doute pas encore convaincus par « l’attractivité » de la destination Côte d’Ivoire. Les investisseurs, en particulier étrangers, se précipitent rarement pour investir dans un pays à moins qu’ils jugent que celui-ci présente de bons fondamentaux. Avant de faire un choix, ils mettent en compétition plusieurs destinations susceptibles de les accueillir sur la base de paramètres qui mesurent la qualité de l’environnement des affaires et concourent à la prévisibilité et la stabilité des retours financiers qu’ils escomptent. Parmi ces paramètres, on compte la sécurité physique et juridique, la stabilité des règles et usages qui régissent les pratiques commerciales, la structure et le niveau des coûts de production et des services, la qualité et la disponibilité des ressources humaines. Sur l’ensemble de ces variables, qui font partie de ce que j’appelle le dispositif institutionnel, la Côte d’Ivoire a beaucoup d’efforts à faire pour espérer s’inscrire dans la course aux investissements privés directs. En ce qui concerne la qualité de la main d’œuvre en Côte d’Ivoire, il y a une totale inadéquation entre la qualité de la formation et les besoins économiques. Les jeunes ne sont pas formés à l’entreprenariat et les enseignements sont très théoriques. Il n’y a aucun lien entre la pensée et l’action de terrain. Il faut une reforme en profondeur et investir massivement dans la formation et le développement de notre capital humain 4.  Selon vous, quel devrait être le rôle de l’Etat dans un pays qui souhaite avancer vers l’émergence?

Le rôle de l’Etat est de veiller au maintien de ce que les Anglo-Saxons appellent le « law and order » c'est-à-dire faire respecter les lois du pays ; sanctionner ou pénaliser ceux qui les transgressent.  Ceci est fondamental pour forger les bases d’un pacte social qui fixe les droits, obligations et responsabilités de tous sans distinctions liées à leurs appartenances ethniques, régionales ou religieuses. Ensuite, l’Etat devrait mettre en place un environnement institutionnel clair et propice à l’entreprenariat qui encourage le mérite et le talent des individus. De plus, il importe qu’il ait une vision stratégique pour le pays et qu’il se dote d’une administration performante capable d’exécuter et d’implémenter au moindre coût les politiques nécessaires à la mise en œuvre de cette vision. Aucun pays ne peut prétendre à une croissance durable sans avoir une vision stratégique de développement. La Chine de ces 30 dernières années, tout comme la Turquie depuis 2002 et bien d’autres pays aujourd’hui émergents, l’ont démontré. Du coté de L’OCDE, l’Allemagne est l’un des rares pays qui a su mettre en œuvre des reformes difficiles au lendemain de sa réunification pour baisser ses coûts et rehausser sa compétitivité dans les créneaux technologiques de pointe et cela malgré un Euro fort. Les sacrifices qui ont permis  la création de cette compétitivité ont été consentis à des degrés divers par toutes les composantes de la société sur la base d’un pacte social scellé entre le patronat et les syndicats allemands. 5. Que manque t-il à la Côte d’Ivoire au-delà de cette base institutionnelle que vous placez au cœur de tout programme de recul de la pauvreté ? II manque d’une part les libertés individuelles, celles pour tout un chacun d’entreprendre et de valoriser ses talents et son travail  et d’autre part l’équilibre des pouvoirs « checks and balances ». Sur ce dernier point, la constitution ivoirienne laisse à désirer car elle entérine une concentration excessive du pouvoir entre les mains d’une seule personne ou d’un très petit groupe de personnes sans contre-pouvoir réel.  Cela ne va pas dans le sens du progrès des plus petits. Il suffit de regarder autour de soi pour comprendre que les sociétés les plus prospères sont aussi celles qui font une large place à la participation, directe ou indirecte à travers des représentants, des populations aux choix et décisions qui affectent leur avenir mais aussi leur accès aux fruits de la prospérité. Il faut espérer pour le pays  un leadership éthique et de qualité qui valorise le bien être collectif au dessus de tout et crée le cadre souhaité pour avancer. La Grande Bretagne, à l’époque de la révolution industrielle, a prouvé que des réformes institutionnelles, un changement profond de régime politique permettant une participation de la société, est un cadre pouvant permettre un décollage exceptionnel. Il est important également que l’on arrive à sanctionner la corruption lorsqu’elle est avérée. En Côte d’Ivoire, malheureusement le système de valeur est à l’inverse : le non corrompu est considéré comme le dindon de la farce voire l’idiot  qui n’a rien compris car il n’entre pas dans le « système ». Il faut réellement revenir à plus de morale sur ce sujet profondément important. Une interview réalisée par l’équipe d’Audace Institut Afrique